Publié au Le Courrier de Russie, 2009, N 157

 

1. Vous affirmez que des forces socio-historiques transforment les rythmes et l’organisation du sommeil. À quels moments historiques ces changements correspondent-ils ? Quelle place le Moyen Âge européen accordait-il au sommeil? Comment cette place a-t-elle évolué avec le passage à des temps nouveaux ?

Je ne suis ni historien, ni sociologue. Mes recherches sur le sommeil s’inscrivent dans ce que la tradition allemande appelle « anthropologie philosophique ». À l’heure actuelle, l’anthropogie philosophique, c’est plutôt une tentative d’interprétation, une analyse critique des concepts qui s’élaborent autour de la figure de l’ « être humain ». C’est sur ces bases que je construis mon étude. Tout en me tournant évidemment aussi vers les travaux importants de certains sociologues et historiens.

Ainsi, qu’est-ce que « l’être dormant » ? Certes, les animaux dorment aussi. Pourtant, dans le cas des sociétés humaines, le phénomène biologique élémentaire du sommeil se transforme, acquiert une dimension culturelle et sociale, et même politique. Il attire l’attention de l’art, mais également, dans quelques rares cas, devient matière de l’intérprétation philosophique. Certains travaux sont apparus, dans la philosophie contemporaine, qui étudient le thème du sommeil. Par exemple, le célèbre penseur français Jean-Luc Nancy a sorti récemment un ouvrage intitulé Tombe de sommeil. Le sommeil m’intéresse en tant qu’expérience anthropologique de la passivité, de l’inaction, de l’improductivité, de l’isolation, de l’absence de communication. C’est un problème qui n’est ni local, ni particulier. Pour quelle raison ? Je relèverai ici trois aspects.

Premièrement, le sommeil est un genre particulier de limite aux valeurs pragmatiques qui se renforcent dans les sociétés modernes depuis déjà quelques siècles. Il s’agit des principes de productivité, d’efficacité et de rationalité. Face à ces exigences, l’unique « alibi », l’unique justification du sommeil réside dans sa fonction de récréation, de repos, de récupération des forces. S’il était possible d’accélérer « techniquement » la récréation et de réduire le temps qu’elle nécessite, l’homme moderne préférerait, je pense, ne pas dormir. Avec la disparition des religions, l’individu ne croit plus à l’existence éternelle : il est obsédé par l’idée d’une utilisation efficace, rentable du temps fini qui lui est accordé. La culture contemporaine est pleine d’exemples d’une telle relation au sommeil. Prenez cette réplique d’un des personnages du roman de Jonathan Coe, La maison du sommeil : « Si tu passes au lit huit heures par jour, ça veut dire que le sommeil réduit ta vie d’un tiers. Ça revient au même que de mourir à 50 ans, et ça concerne absolument tout le monde. Ce n’est pas juste une maladie, c’est une vraie peste ! Et personne n’est immunisé, tu comprends ? »

De là toutes les techniques, dont la pharmacologie, de contrôle de la durée du sommeil. Le Japon, par exemple, avec sa forte culture coopérative et commerciale, a vu se populariser toutes sortes d’ouvrages décrivant des techniques de sommeil « utile » et court. Une de ces méthodes consiste à « fragmenter » le sommeil : dormir quatre heures la nuit et entrecouper la journée de courtes pauses de sommeil. Face à ces nouvelles tendances, certains anthropologues parlent de trois régimes historiques du sommeil : pré-moderne, moderne et post-moderne – celui que nous connaissons actuellement. Dans les sociétés pré-modernes, au Moyen Âge, il n’existait pas de durée « standard » du sommeil. L’historien Roger Ekirch avance l’hypothèse selon laquelle les gens, au Moyen Âge, connaissaient « deux sommeils » : ils dormaient avant minuit, se réveillaient pour un temps court, et puis venait le « deuxième sommeil ». Avec le développement du capitalisme industriel, la vie se rationalise, les standards se développent, disciplinent la vie quotidienne, renforcent l’autorité de la médecine mais aussi des exigences morales et de l’ascèse religieuse. La norme de huit heures de sommeil par jour apparaît précisément à ce moment-là. Enfin, avec la phase « post-moderne » la relation au sommeil devient de plus en plus individuelle, le sommeil peut se fragmenter, on tente de le diriger, de le « gérer » comme dans l’exemple des managers japonais.

Deuxièmement il est important de comprendre comment le sommeil a été pensé dans l’histoire des idées philosophiques et politiques. On observe un certain nombre de modèles d’interprétation du sommeil. Les interprétations peuvent être négatives, comme chez Platon, par exemple, avec son projet de régime idéal. Paradoxalement, l’ordre de ce gouvernement idéal exclut totalement le sommeil, parce que, dans cet état, les gens perdent tout lien avec le Logos, l’origine rationnelle, autant qu’avec le corps politique et social. En état de sommeil, les citoyens sont inutiles, ingouvernables, irraisonnables. Au fond, dit Platon, un homme endormi ne vaut pas mieux qu’un mort. De cette perspective découlera, dans des temps plus récents, disons dans la pensée théologique du Moyen Âge, l’apparition, déjà, de la figure politique du « souverain vigilant ». Les rituels de pouvoir sont d’ailleurs, dans de nombreuses cultures, étroitement liés à l’état de veille. L’ancien code chinois des « bons régents », notamment, dessine un souverain qui reste éveillé durant la nuit, tellement il doit réfléchir au bien de ses sujets et aux façons de rendre meilleur son propre pouvoir. Le souverain peut aussi déléguer cette fonction de veille nocturne. Par exemple, l’empereur japonais se permettait de dormir, mais une patrouille spéciale était, pendant ce temps, chargée de représenter son autorité. Le pouvoir contemporain est, lui aussi, intimement lié à tout un ensemble de structures d’observation, de surveillance et de poursuite des individus, structures qui fonctionnent sans arrêt, c’est-à-dire, qui « ne dorment pas ».

On trouve un modèle positif de compréhension du sommeil chez Aristote, dans son traité « Du sommeil et de la veille ». Le sommeil ne s’y inscrit pas dans une relation au Logos ou à la raison, mais se présente en lien aveс le processus de la vie, dans la régulation duquel il joue un rôle essentiel, prévenant une dilapidation rapide de l’énergie vitale. Le sommeil suspend les capacités de l’être humain et les potentialise. On retrouve ensuite des éléments de ces modèles dans la philosophie des Temps nouveaux, notamment chez Kant et Hegel. Chez Hegel, le sommeil est pensé de façon ambivalente : d’un côté, c’est une chute hors de l’ordre du raisonnable universel mais, de l’autre, c’est la forme supérieure de la subjectivité, c’est-à-dire son intériorité totale, séjour à l’intérieur de soi. Dans la philosophie du XXe siècle – plus précisément dans les rares opinions sur le thème qui nous intéresse que l’on peut y relever – le sommeil est perçu de façon plus positive. Emmanuel Lévinas, par exemple, interprète le sommeil comme « l’appui du sujet », comme un certain refuge à l’abri de la pression qu’exerce l’agitation du monde, avec son ordre anonyme et que nous ne contrôlons pas.

Je rebondis sur le troisième aspect, d’égale importance, qui concerne le moment de l’éveil, pas seulement dans son sens quotidien mais aussi dans une signification plus large. L’« éveil » hors des temps anciens est un concept important de beaucoup de discours philosophiques, religieux et politiques. Socrate appelait déjà les citoyens d’Athènes à s’éveiller à une vie rationnelle et qui tend vers le bien. Nous devons nous réveiller, pas simplement comme nous le faisons chaque matin, mais aussi nous éveiller à une vie plus parfaite, plus authentique. Il s’agit dans ce cas-là de la transformation de notre subjectivité, quand toute la vie « avant » apparaît comme une sorte de sommeil.

2. Comment la perception du sommeil en Russie a-t-elle évolué ? Rencontre-t-on une quelconque perception spécifique du sommeil liée à une période déterminée de l’histoire russe ? Quelle était la perception du sommeil et de la vie nocturne en Union soviétique ?

Je ne connais pas de recherches synthétiques sur le thème. On doit ici, pour l’instant, se contenter d’hypothèses ainsi que de notre expérience culturelle. Les réformes de Pierre le Grand du 18e siècle – emprunt à l’expérience technique et sociale de la contemporanéité des autres pays d’Europe – ont, semble-t-il, apporté en Russie les mêmes modèles disciplinés en matière de régulation du sommeil, d’ordonnance du jour et de la nuit. La logique des « Lumières » peut être comprise au sens littéral, comme le bannissement de l’obscurité, de la nuit. Le 18e siècle voit notamment l’installation d’un éclairage nocturne régulier dans les rues des capitales européennes. Voltaire, que l’on sait partisan d’une « monarchie éclairée », voyait dans l’impératrice russe Catherine une messagère de ses idées.

Si l’on s’intéresse à la façon dont les motifs du sommeil et de la nuit ont été présentés plus tard dans la culture russe, on peut citer plusieurs exemples. Pour ces littérateurs russes du premiers tiers du 19e siècle qui partageaient, dans leur rapport au monde, les théories des mouvements du romantisme des autres pays européens, la nuit était, sans aucun doute, importante. Dans la culture romantique, la nuit est le temps du déroulement de la subjectivité créatrice. Le poète travaille quand les philistins vertueux dorment paisiblement. La nuit n’est pas simplement un des thèmes ou des images de sa création, elle est, à la limite, la condition de sa productivité. Plus tard, et je pense, disons, à Dostoïevski et son thème de l’« être du sous-sol », la nuit est devenue une sorte d’espace des modes de vie « alternatifs ». Et puis, bien sûr, on ne peut pas ne pas se souvenir d’Oblomov. Étendu sur son divan, il symbolisait un genre particulier de « résistance passive » au nouveau savoir-faire, à la nouvelle efficacité de la société du 19e siècle, qui – même si seulement à l’état de tendance et dans certaines sphères déterminées – entrait dans la logique générale de la modernisation.

La jeune Union soviétique des années 20 fut le théâtre d’un projet global de réorganisation en profondeur de la vie quotidienne de la population, auquel l’avant-garde artistique a activement participé. Le célèbre architecte Konstantin Melnikov avait conçu le projet d’une cité du sommeil, la Sonate endormie. L’idée résidait dans la création de conditions idéales de sommeil pour les ouvriers, c’est-à-dire pour la récréation, la reproduction des forces productives. Melnikov croyait dans la puissance salutaire d’un sommeil profond. La conception supposait un édifice d’un genre tout à fait fantastique : une sorte de membrane faite de pièces circulaires dédiées entièrement au sommeil, qui pouvaient se balancer, et où serainent diffusées de la musique, des odeurs et des vibrations particulières. Mais l’ensemble est resté à l’état de projet. D’autre part, l’apparition, ensuite, de la culture stalinienne de l’héroïsme du travail a dicté l’équivalent d’un nouvel ascétisme, l’idée de sacrifier le sommeil au nom de records de production. Une chanson soviétique populaire disait : Jours et nuits aux fourneaux / Notre patrie ne ferme pas l’oeil. Je pense qu’au moment de ce qu’on appelle le «dégel », la nuit a pris de l’importance dans la formation d’une « bohème » intellectuelle et artistique, qui n’était esthétiquement pas d’accord avec le style de la vie soviétique. Сette tendance se développe dans la culture underground des années 70-80. Je pense que toute cette culture « alternative » a été, dans les temps post-soviétiques, peu à peu commercialisée, édulcorée et intégrée au format global de la « vie nocturne » des grandes villes. J’ai eu une bouffée d’inspiration pour mes recherches en tombant par hasard sur la couverture d’une revue populaire sur la vie nocturne moscovite. La revue s’appelait « Ne pas dormir ! ».

3. Existe-t-il une relation particulière des cultures orientales au sommeil ? Ces particularités se conservent-elles dans les conditions de la mondialisation ?

Le sommeil, dans les sociétés traditionnelles, ou « non ocсidentales », n’est pas nécessairement lié à la nuit : la nuit peut être synonyme d’activité. Les données ethnographiques permettent de constater que la nuit, dans certaines sociétés, est le temps où l’on raconte les histoires, les traditions et les légendes. Les Contes des mille et une nuits arabes en sont un exemple lumineux. Peut-être le sommeil, dans les sociétés orientales, n’a-t-il pas été autant soumis à la standardisation et à la discipline qu’en « Occident ». Mais il faut pourtant se garder de transformer les cultures orientales en un royaume exotique du sommeil, des chimères et de la tentation. Ce sont avant tout des clichés coloniaux de l’Occident sur l’Orient. D’ailleurs, il y a, dans les pays du Sud, à l’Est comme à l’Ouest, ce qu’on appelle des cultures de sommeil à phases multiples, qui prescrivent le sommeil à chaque moment de la journée (c’est la culture de la sieste, du somme en milieu de journée et du repos). Il est intéressant de noter que, dans ces cultures, sous l’influence des mêmes valeurs pragmatiques d’efficacité et de productivité dictées par la culture néolibérale contemporaine, on observe une tendance commune à changer les horaires qui instauraient dans la loi des pauses pendant le travail, au moment le plus chaud de la journée. Ce fut le cas en Espagne, en 2001, quand la sieste a été officiellement et juridiquement raccourcie. Un autre exemple intéressant est la Chine. Du temps du président Mao, les ouvriers chinois se voyaient assuré un repos quotidien de trois heures. Mais, sous l’influence de critiques parues dans les media « occidentaux » et dénonçant dans cette loi une « arriération » des habitudes chinoises, qui ne correspondait plus au tempo de l’économie contemporaine, un grand débat national a eu lieu sur le sujet, en Chine, dans les années 80-90. Le sommeil y est ainsi devenu une véritable question politique, et le repos journalier a finalement été raccourci d’une heure.

4. Le sommeil dans la société capitaliste. Pourquoi se « minimise »-t-il et se « surmonte »-t-il ? Qu’est-ce que la « libéralisation » du sommeil dans la société contemporaine ? Quelles sont ses manifestations (clubs nocturnes, établissements de services fonctionnant 24 heures sur 24…) ? Y en a-t-il d’autres ?

On en revient à la question des forces historiques qui transforment les rythmes et l’organisation du sommeil. Avec le premier système de production et d’accumulation capitaliste, le temps du sommeil – celui de la récréation, de la réparation des forces productives – a été cruellement limité. Il était réduit par l’exploitation capitaliste à des quantités si infimes qu’il ne coïncidait plus avec le temps naturel de la nuit. Quand les journées de travail pouvaient durer jusqu’à 16 heures, le temps de sommeil était minimisé à l’extrême. Les notes du Capital, de Marx, au chapitre « Journée de travail », sont remplies d’exemples. Tenez, je cite : « Gordon White évoque le cas d’un adolescent qui a travaillé 36 heures sans pause, ou de garçonnets de 12 ans travaillant jusqu’à deux heures du matin, dormant, à l’usine, jusqu’à cinq heures (3h !) pour reprendre ensuite leur journée de travail ! » Marx en a déduit une tendance à l’allongement de la journée de travail liée aux impératifs internes de la production capitaliste : elle exige, à terme, un fonctionnement de 24 heures sur 24, sans arrêt. Il est intéressant de remarquer qu’ainsi, l’idéal de Platon d’abolition du sommeil comme d’un état irrationnel et improductif trouve une nouvelle légitimation économique.

Bien sûr, avec l’apparition de l’organisation autonome des travailleurs, leurs résistances et leurs luttes ont conduit, avec le temps, à l’adoucissement de ces conditions barbares. Puis l’époque du welfare state a inauguré la formation d’une société de consommation de masse, structurée de telle sorte qu’elle engendre une utopie d’abolition du sommeil au nom de l’intensification de la consommation et non plus de la production. La consommation de produits, images et services étendue sur l’ensemble des vingt-quatre heures d’une journée est, peut-être, le véritable idéal du système économique capitaliste contemporain.

D’autre part, les nouvelles formes de travail « artistique» et intellectuel de masse – le travail dans les sphères des media, de l’éducation, des services et du divertissement, des nouvelles technologies etc. – n’instaurent déjà plus de séparation stricte entre temps travaillé et non travaillé. Vous « travaillez » même chez vous, quand il vous vient en tête une idée liée à votre travail. Et le sommeil devient, de fait, le seul temps non travaillé. Il découle de cette évolution une nouvelle problématique liée au sommeil, un intérêt pour le phénomène qui se développe dans les mass media et la sphère publique ainsi que l’apparition du désir de gérer le sommeil comme un « capital », une ressource biologique naturelle. De là, la multitude d’instituts d’étude du sommeil, les best-sellers sur comment dormir bien et mieux etc. Tout cela « libéralise » le sommeil, en fait un objet de planification, d’ingérence, l’intègre à des rythmes individuels qui ne correspondent déjà plus à l’ordre traditionnel du jour et de la nuit. Certes, il ne faut pas exagérer cette « libéralisation », mais dans certaines sphères du groupe social, comme tendance, elle existe sans aucun doute. Et les clubs et boîtes de nuit, Internet, la télévision et l’ensemble des services fonctionnant 24 heures sur 24 sont, probablement, les infrastructures de cette libéralisation. Prenez le célèbre film Matrix. Les gens y dorment et sont utilisés comme des piles vivantes, des sources d’énergie vitale par les machines qui veulent diriger le monde. Peut-être faut-il y voir le rêve secret et l’allégorie du capitalisme contemporain : obliger à travailler et produire des bénéfices jusque dans le sommeil.

5. Comment l’individu contemporain interprète-t-il le phénomène du sommeil à travers l’art ? Quelles formes utilise-t-il plus particulièrement ? Quels renseignements sur le phénomène du sommeil dans les sociétés contemporaines peut-on tirer des films de vampires ?

Le sommeil a évidemment été représenté dans de nombreuses oeuvres artistiques, depuis les temps antiques jusqu’à nos jours. Si on le souhaite, on peut constituer un album de peinture entier, des classiques ( Bruegel, Rubens, De La Tour et d’autres) jusqu’à l’art moderne, de représentations de gens en train de dormir, de leurs corps : étendus, ouverts, dans toutes les poses et circonstances possibles, dans des espaces privés ou publics. Ils reflètent différents états : faiblesse, vulnérabilité ou, au contraire, plaisir du calme et du repos. À vrai dire, de telles collections thématiques ont déjà été réunies. Il est intéressant de constater que la structure de l’image représentant le sommeil est proche de la structure du sommeil lui-même. L’image est l’isolation d’un phénomène, son exclusion du contexte pragmatique de la vie quotidienne qui le fait passer dans une dimension esthétique, l’ouvre au regard. C’est en tout cas ce que dit la logique de Kant de compréhension de l’art comme « contemplation désintéressée ». Il en est de même avec les corps humains qui dorment : non instrumentalisés, ils sont sortis du contexte du travail, de l’activité, de la réalisation des intérêts. Le sommeil est bien une perte d’intérêt pour le monde. C’est d’ailleurs ainsi que Sigmund Freud, déjà, décrivait l’état de sommeil. Quand nous dormons, c’est comme si nous devenions des images de nous-mêmes.

De l’autre côté, il existe une tradition qui lie l’art à l’éveil, à l’activité, à la possibilité d’agir sur le spectateur, de changer sa vision du monde et même le monde lui-même. Elle apparaît très clairement dans les nombreuses avant-gardes artistiques du 20e siècle. Comme je le disais au début, c’est un autre motif de notre thème : l’éveil. Évidemment, ces motifs sont présents non seulement dans les arts visuels, mais aussi dans la littérature. Du côté de chez Swann, le premier roman de Proust, par exemple, commence par une longue description du réveil du personnage, comme s’il se récoltait lui-même, les éléments de son moi propre, de sa subjectivité, à partir des innombrables souvenirs de tous les lieux et chambres dans lesquels il s’est éveillé au cours de sa vie. La fameuse « madeleine » devient également une illumination, réveille et sauve le passé du personnage par une succession d’images apparaissant indépendamment du fonctionnement pragmatique de sa mémoire.

Les films de vampires m’intéressent en ce qu’ils sont un symptôme de l’état du sommeil dans la société moderne, qui permet de poursuivre l’étude de la relation du capitalisme au sommeil. Marx comparait déjà le capital à un vampire. Le capital est un travail « mort », fait de machines, de ressources financières et d’un appareil administratif de contrôle et de répression. Le travail mort, écrit Marx, « suce » la sève productive du travail vivant, des ouvriers avec leurs capacités physiques et intellectuelles. Il les attaque dans leur sommeil, au moment où ils sont le plus vulnérables, et lui-même ne dort jamais. Il est entendu que la figure du vampire, à côté de cette relation au pouvoir et à l’exploitation économique, a accumulé en elle de nombreuses peurs archaïques, qui sont plutôt l’objet de la recherche psychanalytique. C’est autre chose qui m’a intéressé en elle, et précisément la diffusion de cette figure dans la culture de masse pendant les dernières décennies et, avant tout, dans le cinéma, à travers une multitude de films et même des séries. Ce déplacement quantitatif s’accompagne d’une transformation qualitative de l’image. Le vampire devient l’« un de nous », ressemblant en tous points à un individu ordinaire, cessant d’être un monstre difforme comme dans les vieux films du type Nosferatu. Son сomportement en société ne se distingue plus du comportement des humains. Les vampires ont une vie de famille, font leurs courses au supermarché, vont dans les salles de gym ou, précisément, en clubs ou boîtes de nuit. Je lie cette transformation précisément au régime contemporain du sommeil, où il n’y a plus la « nuit » comme phénomène naturel, mais « la vie nocturne » comme espace de divertissement, d’activité, d’éclairage artificiel, abolition symbolique du sommeil, illusion de l’éveil perpétuel. La vie quotidienne est colonisée par les principes de rationalité, d’utilité et d’efficacité du capitalisme qui ne laissent presque plus d’alibi au sommeil comme façon improductive et passive de passer le temps. Le vampire et sa victime se fondent dans une figure unique et, dans ces films, on ne distingue plus les vampires de ceux qui peuplent le monde de la nuit. En somme, le « clubber » est le prototype du vampire dans le cinéma contemporain.

Andy Warhol, plus que tout autre artiste, a évoqué, en art, le sommeil. Dans son film Sleep, il filme le sommeil de six heures d’une personne, en temps réel. Si l’art – et la philosophie – s’intéressent plus souvent aux songes liés à cet état, avec leur lot d’errances, Warhol attire notre attention sur le sommeil en tant que tel.

6. Qu’est-ce que le « sommeil de la raison néo-libérale » ? Que faut-il faire pour que la raison se réveille ?

Nous dévions ici quelque peu de notre thème vers le domaine de la métaphore. Je fais évidemment référence, avec ironie, à la célèbre expression « le sommeil de la raison engendre des monstres », titre d’une série d’eaux-fortes de Francisco Goya. En son temps, ce motto exprimait des principes progressifs et éclairés, qui s’inscrivaient dans la lutte contre l’obscurantisme, la stagnation et le cléricalisme de la société traditionnelle. Aujourd’hui, passé quelques siècles, les choses ont beaucoup changé. Par « néo-libéralisme », j’entends – et je ne suis pas le seul – la croyance contemporaine, sur le plan le plus global, en une rationalité intrinsèque, autorégulée de façon presque miraculeuse, du capitalisme de marché, qui s’est confirmée après l’échec de beaucoup d’autres projets alternatifs d’organisation collective au 20e siècle. Mais la question est : qu’est-ce que c’est que cette rationalité ? On est ici, vraisemblablement, face à un paradoxe. Plus la « raison néo-libérale » de la société contemporaine établit ses règles d’une vie active, éveillée, efficace et contrôlée, plus cette « raison » même s’enfonce dans le sommeil. Dans ce sommeil, la « raison » est réduite à un simple compte, surveillance, contrôle, calcul du bénéfice. Les individus formés au sein de cette raison se privent de la possibilité d’un éveil véritable, au sens d’ouverture, de prise de conscience critique du réel. Et, évidemment, pour que la raison s’éveille à nouveau, il faut la « réveiller ». C’est ce qui rend indispensable une pratique systématique de formation des forces politiques qui sont capables de s’en charger.